Bonneuil en Berry

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Monument aux morts

Les monuments aux morts, puissant outil mémoriel après la Grande Guerre

Si quelques dizaines de monuments du souvenir avaient été érigés à la gloire de la Grande Armée ou en mémoire des combattants anonymes de la débâcle de 1870, l’hommage aux soldats disparus change de nature et de dimension avec l’apparition des monuments aux morts, tels qu’on les connaît, à la fin de la Grande Guerre (1914-1918).
Pour la première fois, en effet, on « nomme » les victimes : on leur accorde ainsi une identité propre de soldat et d’homme, c’est-à-dire qu’on affirme à la fois la personnalisation de chaque sacrifice et la solidarité de tous les citoyens-soldats. Ces longues listes de noms gravées sur la pierre des monuments portent cette dualité mémorielle : l’identification exhaustive, individuelle et nominative de chaque mort au combat et, parallèlement, une commémoration collective du conflit, via le symbole de la liste, de l’énumération.

Dans la Grèce antique, un cénotaphe (κενοτάιον : kenos « vide » et taphos « tombe ») était un monument érigé à la mémoire d'une personne mais qui ne contenait pas de corps. Les monuments aux morts de la guerre 1914-1918 sont de ce fait des « néo-cénotaphes ». Ils opèrent un « découplement » de la mémoire du défunt. Sa commune natale, celle où il était citoyen, homme, père ou fils, le célèbre par son nom, par son identité de personne. Son corps, celui du soldat mort au combat, reste, quant à lui, parfois non identifié, dans les charniers des champs de bataille. L’existence des monuments aux morts nominatifs résulte aussi d’une contrainte technique très importante : l’identification, l’acheminement et le listage des corps était impossible à la fin de la guerre. Ces monuments ont donc remplacé les cimetières.

Voir La base de données des monuments aux morts sur le site de la Mission du centenaire

DONNER UN « SENS » À LA MORT DE 1,3 MILLION D'HOMMES

Mais pas seulement. Face à la tragédie de la Grande Guerre et aux millions de vies qu’elle fauche sur son passage, une demande mémorielle naît assez tôt en France, dès la moitié du conflit. Pour y répondre, la loi du 27 avril 1916 prévoit la création d’un diplôme d’honneur des militaires morts pour la patrie, celle du 25 octobre 1919 lance le recensement des disparus de chaque commune de France. Le monument aux morts est avant tout une tentative de donner un « sens » à la mort de 1,3 million de jeunes hommes sur le champ de bataille. Un sens qui ne peut se trouver que dans la « passion de la patrie », selon l’expression de l’historienne Annette Becker. Tous ces morts doivent bien être tombés « pour » quelque chose… Et ce quelque chose, c’est la France.

L’idée est d’ériger tous ces morts en martyrs héroïquement sacrifiés pour la nation. Le statut de « mort pour la France » est introduit par la loi dès 1915. Son attribution a une grande importance pour la famille du disparu : elle ouvre droit aux pensions pour les veuves et au statut de pupilles de la nation pour les orphelins. Ladite mention est inscrite sur la grande majorité des monuments aux morts. Si la formule la plus classique est bien sûr « la commune de X. à ses enfants morts pour la France », on en trouve des variantes multiples, comme « morts pour la patrie » (dans de très nombreuses communes) ou « morts pour la défense du pays » (à Affieux, en Corrèze, par exemple). Des formes plus neutres de glorification du courage existent aussi : « aux martyrs, aux vaillants, aux forts ! » (à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse) ou, quand le conseil municipal d’après guerre était quelque peu érudit, des formules plus élaborées : « pauvres martyrs obscurs, humbles héros d’une heure / Je vous salue, et je vous pleure » (à Barjols, dans le Var). La fonction majeure du monument aux morts est donc, répétons-le, de combler l’abyssal vide de sens de l’après-guerre dans un pays où la jeunesse a été fauchée. Seules 12 communes françaises sur 36 000 ne comptent pas de victimes de la Grande Guerre...

La puissance mémorielle du monument aux morts tient aussi à sa capacité à occuper l’espace, à déployer une mémoire tentaculaire en France. De 1918 à 1925, 30 000 monuments sont construits. Entre 1919 et 1922, on compte en moyenne trois inaugurations par jour. Les anciens combattants, qui représentent 90 % des hommes adultes dans les années 1920 supervisent les opérations. Par la loi du 25 octobre 1919, l’Etat propose des subventions, établies en fonction du nombre de morts dans la commune et des ressources de celle-ci, à toutes les municipalités désireuses de se doter d’un monument aux morts. Un véritable maillage mémoriel est rendu possible sur tout le territoire français : la mémoire se rappelle désormais quotidiennement, via ces monuments, aux yeux de chaque Français.

L’implantation du monument dans l’espace de la commune fait, au début, l’objet des plus vifs débats dans les conseils municipaux. Où construire ce monument ? Dans le cimetière ? En Bretagne, où la force du catholicisme est intacte, c’est souvent l’option retenue : on transforme parfois des vieux calvaires en monuments aux morts. Ailleurs, les débats sont plus houleux. Faut-il dresser le monument dans un lieu public, pour que le devoir de mémoire s’impose à la vue du passant, ou dans un endroit plus reculé, plus propice au recueillement ? Doit-on préférer l’espace de la religion (près de l’église du village) ou celui de la République (mairie, école) ? Dans la majorité des villages, heureusement, l’église et la mairie partagent la même place centrale. C’est donc dans cet espace central qu’on érige le plus souvent le monument. En réalité, comme l’explique Serge Barcellini, conseiller mémoriel de M. Arif, secrétaire d’Etat aux anciens combattants, « le monument aux morts est un élément dont l’emplacement est souvent le résultat de la rencontre entre les contraintes de l’urbanisme, la culture locale et les aspirations politiques de la municipalité en place ».

ENJEU DU RAPPORT DE FORCE ENTRE LA RÉPUBLIQUE ET L'ÉGLISE

L’implantation des monuments aux morts sur tout le territoire français intervient, rappelons-le, quinze ans à peine après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905). Le rapport de force entre la République et l’Eglise est omniprésent dans l’histoire mémorielle de la Grande Guerre. Par la loi de finances de 1920, l’Etat subventionne la construction des cénotaphes… à condition qu’ils ne se rattachent à aucun culte (l’Etat ne les reconnaît plus). Pour contourner la loi, beaucoup de villages dissimulent les symboles religieux derrière des ornements cruciformes (épées, croix de guerre). Dans la majorité des communes, deux monuments aux morts ont été érigés : l’un dans l’espace public (place du village, mairie, école) et l’autre dans l’église (ce dernier recense les paroissiens tombés au combat).

Il n’y pas qu’un type de monument aux morts, loin de là. L’historien Antoine Prost a distingué quatre familles. Les monuments civiques, d’abord. Très répandus, ils sont neutres et républicains, sans symbole religieux, ni message revanchard, ni allégorie patriotique. Les monuments patriotiques-républicains se distinguent quant à eux par leurs emprunts au champ lexical de la gloire et de l’honneur, insistant sur la victoire. Les monuments funéraires-patriotiques, ensuite, sont plutôt installés dans les cimetières ou près des églises. Très répandus dans les régions les plus catholiques, ils sont à la fois patriotiques et teintés de religiosité. Les monuments funéraires, enfin, sont plus rares : situés dans un cimetière, ils ne comportent aucune référence à la France ni à la patrie. Bien sûr, de grandes disparités territoriales existent. Dans le Sud-Ouest, terre traditionnellement très républicaine, on ne trouve presque que des monuments civiques ou patriotiques. En Bretagne, région plus catholique, les stèles de type funéraire sont les plus répandues.

Cela dit, une ambiguïté persiste sur le message que portent les monuments aux morts : sont-ils pacifistes ou, au contraire, bellicistes ? Dans certaines communes, comme à Equeurdreville dans la Manche ou à Gentioux dans la Creuse, le monument est ouvertement pacifiste : surmonté d’une statue représentant une veuve éplorée avec ses deux enfants dans les bras, on peut y lire : « que maudite soit la guerre ». D’autres, plus nombreux, transmettent des messages véhéments, en insistant notamment sur la victoire française : des poilus en armes y sont parfois représentés, certains grenade à la main, d’autres fauchés par une rafale ennemie continuant à porter le drapeau de la patrie jusqu’à leur dernier souffle. Entre le culte de la patrie et la perpétuation de la haine de l’ennemi d’hier, la frontière est ténue. Pendant l’entre-deux-guerres, ces deux versants mémoriels ont été au cœur des commémorations du 11-Novembre. En 1923, par exemple, dans certaines villes de France, des cortèges d’anciens combattants se heurtent à des contre-manifestations organisées par des groupes communistes qui répondent à La Marseillaise par le chant de L’Internationale et le cri d'« à bas la guerre ». 

L’histoire des monuments aux morts de la Grande Guerre, outils mémoriels d’une puissance sans précédent, nous apprend beaucoup sur la France de l’entre-deux-guerres, ses tensions politiques, ses contradictions territoriales, ses ambiguïtés mais aussi ses forces.
Elle nous rappelle surtout qu’hier comme aujourd’hui la communauté nationale est une construction politique. Et que la mémoire en est l’un des piliers fondamentaux.

Quentin Jagorel, étudiant à Sciences-Po Paris et à HEC.
Le Monde 22/9/14



02/01/2015
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